Sephy
Minnie et moi nous dirigions vers la chambre privée de Maman. Il s’était passé deux semaines depuis « l’accident » cl chaque soir, Karl, notre chauffeur, nous amenait à l’hôpital. Physiquement, Maman allait mieux, mais son comportement m’inquiétait. Ma mère, celle que je connaissais,. Ivait disparu et à sa place …
— Minerva ! Perséphone ! Je suis si contente de vous voir ! Vous m’avez tellement manqué. Venez me faire un câlin.
Minnie et moi nous sommes jeté un regard étonné avant d’obéir. Maman a serré Minnie contre elle, puis moi. Si fort que je n’arrivais plus à respirer.
— Je vous aime, mes filles, a dit Maman d’une voix tremblante d’émotion. Vous le savez ? Vous le savez, n’est-ce pas ?
Minnie, un peu gênée, a acquiescé.
— Nous aussi, on t’aime Maman, ai-je lancé, mal à l’aise.
Ce n’était tellement pas le genre de Maman, ces effusions !
— Je sais que vous m’aimez, a souri Maman en m’attirant vers elle pour m’embrasser.
J’ai dû faire un effort pour ne pas m’essuyer la joue.
— Vous êtes les seules qui ne se fichent pas de savoir si je suis morte ou en vie, a continué Maman.
Cette gratitude dans sa voix me donnait la nausée. Et me rendait terriblement coupable. Est-ce que Papa était passé la voir ?
— Tes amies viendraient te rendre visite, a remarqué Minnie, si tu leur disais que tu es là.
— Non ! Non, je ne veux voir personne … je les appellerai quand je sortirai.
— Ce sera quand ?
— Quand j’irai mieux, a gaiement annoncé Maman.
Trop gaiement.
Minnie et moi nous sommes de nouveau regardées.
— Vous revenez me voir demain ? A demandé Maman.
— Bien sûr, a répondu Minnie.
— Vous pourriez me rendre un service ? J’aimerais que vous m’apportiez ma trousse de maquillage. Je me sens nue quand je ne suis pas un peu maquillée.
— Pas de problème, Maman, a accepté Minnie.
Maman souriait. Son sourire était effrayant.
— Et une bouteille de Champagne ! A-t-elle ajouté. Pour fêter ma guérison.
— Une bouteille de Champagne ?
— Oui, bien sûr ! Ou de vin blanc, ça fera l’affaire !
— Maman, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Tu feras ce que je te dis !
Une première fissure venait d’apparaître dans ce rôle que Maman jouait. Elle a essayé de la masquer par un grand sourire.
— Excuse-moi, ma chérie, je suis un peu nerveuse en ce moment. Si tu ne m’aides pas, Minnie, qui le fera ? T … ton père n’est même pas venu me voir. Même pas un coup de fil. Même pas une petite carte.
Son sourire n’a pas failli.
— Demain, je fête le premier jour du reste de ma vie ! Alors apporte-moi ce que je te demande, d’accord, ma chérie ?
— D’accord, Maman.
— Tu es gentille, Minerva. Je t’aime.
— Oui, Maman.
— Mes deux grandes filles.
Le sourire de Maman s’est effacé, et sur son visage s’est inscrite une profonde tristesse. J’ai détourné les yeux.
— C’est une dure leçon pour mes deux petites filles. Ne faites jamais d’erreur car on ne vous le pardonnera pas.
— Je ne comprends pas, Maman, a soufflé Minerva.
— J’ai commis une erreur, il y a longtemps.
Maman avait fermé les yeux, et sa voix était lointaine et ensommeillée.
— J’ai fait quelque chose que je n’aurai pas dû faire. Mais l’étais seule. Votre père n’était jamais à la maison et je me sentais si seule. Mais il l’a su et depuis, il ne cesse de me le faire payer.
— Maman, ça ne …
— Ne faites pas comme moi.
Maman a rouvert les yeux et un sourire tout neuf s’est épanoui sur ses lèvres.
— Soyez parfaites, mes petites filles, soyez toujours parfaites.
Je me suis penchée pour défaire et refaire mon lacet. Une larme s’est écrasée sur ma chaussure. Mais Maman n’a rien vu.
C’était le principal.
Callum
— Je sors.
Maman avait déjà sa veste sur le dos.
— Où ?
Papa a levé la tête de la table, où il étudiait une espèce de carte avec Jude.
— Je vais me promener.
Elle avait ouvert la porte.
— Meggie, combien de temps comptes-tu agir de cette façon ?
— De quelle façon ? A demandé Maman.
Elle nous tournait le dos. Jude et moi avons échangé un rapide coup d’œil. Les funérailles de Lynn remontaient à plus de trois mois et Papa n’était pas le seul à avoir changé. Presque chaque soir, Maman sortait et ne rentrait que tard dans la nuit, quand tout le monde dormait ou faisait semblant de dormir. La période de Noël était passée. Nous n’avions rien fêté. La nouvelle année avait commencé et nous ne nous adressions presque plus la parole.
Papa a poussé un soupir exaspéré.
— Meggie, pourquoi ne nous parles-tu pas ? Pourquoi ne me parles-tu pas ?
Maman s’est retournée. Elle était en colère.
— Tu arrêtes ça ? A-t-elle demandé en montrant la carte.
— Non.
— Alors nous n’avons plus rien à nous dire.
— Meggie …
Maman est sortie et a claqué la porte derrière elle.
— Qu’est-ce qui se passe, Papa ? Ai-je demandé.
Papa fixait la porte. Il ne m’avait sans doute même pas entendu. Je me suis approché de la table, mais Jude a roulé la carte avant que j’aie eu le temps de voir quoi que ce soit.
— Viens, Jude, on a du pain sur la planche, a dit Papa.
— Vous allez où ? Ai-je demandé.
— On sort.
— Où ?
— On va à une réunion.
— Quelle réunion ?
— Ça ne te regarde pas, a répliqué Papa sèchement.
— Où est-ce ?
— Ça ne te regarde pas non plus !
Jude avait passé un gros élastique autour de la carte. Il l’a posée à ses pieds le temps de prendre son manteau. Il n’avait pas l’intention de la lâcher des yeux. Je les ai dévisagés tous les deux, Papa et Jude. Je me sentais totalement exclu.
— Pourquoi est-ce que Jude vient avec toi et pas moi ?
— Tu es trop jeune !
Jude a ricané et marmonné quelques mots. Papa l’a regardé et il s’est tu. Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ? Ma maison s’était transformée en royaume des secrets : Maman était devenue inaccessible, et Jude et Papa me faisaient comprendre qu’ils ne voulaient pas de moi.
Lynette me manquait terriblement.
Elle ne parlait jamais beaucoup, mais elle était comme le ciment qui soudait les membres de cette famille. Depuis qu’elle était partie, nous nous éloignions les uns des autres inexorablement.
Je la détestais encore plus de nous avoir laissés tomber.
— Laissez-moi venir avec vous, ai-je supplié.
Je ne savais pas où était Maman et je n’avais pas envie de rester seul. J’avais besoin d’appartenir à quelque chose, à quelqu’un …
— Pas question ! A tranché Jude avant que Papa ait eu le temps d’ouvrir la bouche.
— Je me ferai tout petit.
— Ouais, c’est ça ! A lâché Jude.
Papa s’est approché de moi et a posé une main sur mon épaule.
— Callum, tu ne peux pas venir avec nous.
— Pourquoi ? Si Jude a l’âge de faire partie de la Milice de Libération, alors moi aussi !
— Quoi ?
Papa s’est retourné vers Jude.
— Qu’est-ce que tu lui as raconté ? On avait dit que …
— Je ne lui ai rien dit, a protesté Jude.
— C’est vrai, Jude ne m’a rien dit.
— Alors qui ? A demandé Papa, abruptement.
— Personne, mais je ne suis pas stupide. Alors, est-ce que je peux venir avec vous ?
— Non. Tu es trop jeune. Et si tu es repéré, tu ne pourras plus aller à l’école, c’est ce que tu veux ?
— Je m’en fous. Je perds mon temps à Heathcroft, et tout le monde le sait. J’ai haussé les épaules.
— Colin a laissé tomber et Shania a été virée pour on ne sait quelle raison. Tout le monde se demande si le prochain sera Amu ou moi. De toute façon, j’ai envie d’arrêter.
— Jamais ! A-crié Papa. Tu vas à l’école et tu y resteras jusqu’à tes dix-huit ans ! Ensuite, tu suivras les cours à l’université ! Je suis bien clair ?
J’ai regardé mes chaussures.
— Callum, je t’ai posé une question.
Papa m’a pris par le menton et m’a forcé à lever les yeux vers lui.
— Tu ne quitteras pas l’école sans diplôme. Compris ?
— Oui, d’accord, ai-je marmonné.
Papa est retourné vers la porte.
— T’as pas intérêt à balancer à ta petite amie noire que nous faisons partie de la Milice de libération, m’a soufflé Jude sur un ton menaçant. Ce serait comme si tu nous passais une corde autour du cou.
Papa et Jude ont quitté la maison sans un regard derrière eux.
J’étais seul. Encore une fois.
Sephy
Minnie était plongée dans un de ces magazines du genre « Dix façons de trouver l’homme de sa vie ». Je trouve ça super chiant mais Minnie a seize ans, deux ans de plus que moi, et si ça se trouve dans deux ans, moi aussi, je lirai ces articles. Pour le moment, j’avais d’autres soucis en tête. J’ai nerveusement passé ma langue sur mes lèvres.
— Minnie, qu’est-ce qu’on va faire ?
— De quoi tu parles ?
— Maman, elle boit de plus en plus.
— Elle a juste besoin d’une béquille.
Minnie a souri en répétant les propres justifications de Maman.
— Sauf que sa béquille ressemble de plus en plus à un fauteuil roulant !
— T’as qu’à lui dire, m’a défiée Minnie.
J’ai poussé un soupir pour faire comprendre à ma sœur que j’attendais un peu plus d’aide de sa part. Mais elle a remis le nez dans son magazine. Depuis que Maman était rentrée, son état empirait tous les jours. Elle passait presque toutes ses journées dans sa chambre. Quand elle en sortait, elle nous noyait de baisers et nous répétait ad libitum combien elle nous aimait. Ensuite, elle allait dans la cuisine prendre une bouteille.
Quand elle nous serrait dans ses bras, elle empestait le parfum. Elle devait s’en mettre des litres. Elle essayait sans doute de masquer l’odeur d’alcool. Mais elle ne trompait personne.
C’était tellement évident. Elle était de plus en plus à côté de la plaque. De plus en plus triste et de plus en plus seule.
Et je ne pouvais rien pour l’aider.
Callum
Samedi. Dix-huit jours et cinq mois après la mort de Lynette. C’était bizarre de présenter les choses de cette façon : les jours avant les mois.
J’avais eu seize ans. Papa et Maman m’avaient offert un livre. Mais on n’avait pas vraiment fait la fête. Personne n’en avait envie. On s’était assis autour de la table et on avait coupé le gâteau sans s’adresser la parole.
Le printemps s’était installé et chez nous, rien n’avait changé. Je ne passais pas une journée sans penser à ma sœur. Quand elle était là, elle se fondait dans le décor, mais maintenant …
Le secret de sa mort me pesait. Personne ne connaissait la vérité à part moi. J’avais de plus en plus besoin de me confier à quelqu’un. Il y avait Sephy, mais chaque fois que j’étais sur le point de lui parler de la lettre de Lynette, les mots restaient coincés au fond de ma gorge. J’avais l’impression d’être déloyal envers Lynette et tout le reste de ma famille.
À penser à elle, j’ai eu envie de téléphoner à Sephy. J’ai utilisé notre signal téléphonique. Elle m’a rappelé cinq minutes plus tard.
— Salut, ai-je dit.
— Salut toi-même, a-t-elle répondu.
— Tu fais quoi aujourd’hui ? Lui ai-je demandé.
Je parlais à voix basse, pour que Papa et Maman ne m’entendent pas. Jude était sorti, comme d’habitude. J’espérais que Sephy n’avait rien prévu. J’avais envie de passer ce samedi après – midi avec elle.
— Je vais faire les boutiques avec ma mère, a gémi Sephy.
— Ma pauvre.
Je luttais pour ne pas éclater de rire. Sephy détestait faire les boutiques avec sa mère. Pour elle, c’était l’enfer sur Terre.
— C’est pas drôle ! A-t-elle râlé.
— Non, c’est sûr, ai-je rétorqué, en riant franchement cette fois.
Sephy a soupiré.
— Tu te moques de moi.
— Je n’oserais pas.
— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je vais aller me balader au parc ou sur la plage. Je ne sais pas encore.
— Pffff.
— Pense à tout cet argent que tu vas dépenser, lui ai-je dit.
— C’est Maman qui va dépenser des sous, pas moi, a répliqué Sephy. Elle a décidé qu’acheter était une excellente thérapie pour elle.
— T’as plus qu’à t’y faire !
— Je préférerais être avec toi …
J’ai ressenti ce pincement au cœur comme à chaque fois qu’elle me parlait ainsi.
— Allô ? A dit Sephy.
— Je suis là. On pourra peut-être se voir plus tard ? Ai-je suggéré.
Sephy a soupiré.
— Ça m’étonnerait. Maman veut m’acheter des robes et un nouvel uniforme scolaire. Et pour elle, elle veut une robe du soir et des chaussures. Rien que pour les chaussures, ça va nous prendre trois ou quatre heures.
— Pourquoi ? Elle a les pieds palmés ou quoi ?
— Non, juste des goûts impossibles. Je te jure, Callum, ça va être une torture.
— On se croisera peut-être au centre, j’ai des trucs à acheter moi aussi.
— Quoi ?
— Une nouvelle calculatrice.
— Je regarderai partout pour ne pas te rater, a dit Sephy. Peut – être au café ? Si je t’aperçois, ça m’empêchera de devenir complètement cinglée.
— Si on se rate, on se donne rendez-vous ce soir. Pour un pique-nique sur la plage. Vers six heures ?
— J’essaierai, mais je ne promets rien.
— Ça marche.
— Un samedi au centre commercial de Dundale, a grogné Sephy. Achevez-moi maintenant pour mettre fin à mes souffrances !
Je lui ai dit au revoir en riant et j’ai raccroché.
Et puis, j’ai repensé à Lynette et j’ai arrêté de rire.
Sephy
— Tu aimes ces chaussures ?
— Oui, Maman, elles sont très jolies, ai-je souri.
— Elles n’étaient pas mieux, les bordeaux avec les brides ?
— Lesquelles ?
— Celles que j’ai essayées chez Robert et Miller …
On était passées dans quatre magasins depuis.
— Moi, j’adore celles-ci, ai-je assuré.
— Je crois que je préfère retourner chez Robert et Miller pour réessayer les autres.
Aaaaaaaarggggh !
Callum
Nous avions fini de déjeuner. Nous ne nous étions même pas disputés. Jude était rentré et nous avions tous mangé ensemble. Ça changeait. Maman nous a donné des nouvelles de nos voisins, Jude n’a pas prononcé un mot. Je n’avais pas grand-chose à dire non plus. Ma dernière bouchée avalée, je me suis levé. J’ai enfilé ma veste et je me suis dirigé vers la porte.
— Où vas-tu ? M’a demandé Maman en souriant.
— Au centre commercial.
Jude s’est dressé, comme s’il venait de recevoir une décharge électrique.
— Non !
— Je vais où je veux ! Depuis quand tu décides à ma place ?
— Callum, a répondu Jude nerveusement. Tu ne peux pas aller là-bas. Pas aujourd’hui.
— Jude ?
Maman s’est levée lentement.
L’atmosphère s’est tendue.
— Pourquoi est-ce que je n’irais pas au centre commercial aujourd’hui ? Ai-je demandé à mon frère.
Il n’a pas répondu.
— Que se passe-t-il ? Ai-je insisté.
J’ai regardé Maman. Elle fixait Jude.
— N’y va pas, Callum, m’a répété Jude.
— Mais …
Et tout à coup, j’ai compris.
La Milice de libération avait prévu un coup d’éclat à Dundale. Jude était au courant. Mon frère ne voulait pas que je sois dans le coin …
— Sephy est au centre commercial ! Ai-je crié.
— Callum ! A commencé Jude.
Je n’ai pas voulu l’écouter. Je me suis précipité hors de la maison et j’ai couru.
Sephy
Maman me rendait folle ! Ces cinq dernières heures – cinq heures !-, je n’avais pas arrêté de me mordre la langue pour me retenir de lui dire ce que je pensais. Si elle me demandait encore mon avis, rien qu’une fois, sur une paire de chaussures, je ne pourrais être tenue responsable de ma réaction. J’ai bu une gorgée de jus d’orange. Je profitais de cet inter – mède court et bienvenu. Elle était allée à la voiture poser ses sacs. Elle s’était bien amusée. Pas moi.
— Sephy ! Dieu merci ! Tu dois sortir d’ici ! Tout de suite !
— Callum ! D’où tu viens ?
J’étais ravie de le voir.
— On n’a pas le temps ! Il faut se tirer, tout de suite …
— Mais je n’ai pas fini mon verre …
— On s’en fout ! Il faut partir d’ici ! Tout de suite !
Callum semblait effrayé … non, terrifié.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ne discute pas ! Suis-moi !
Il m’a attrapée par le bras et m’a entraînée vers la sortie.
— Excusez-moi, mademoiselle, ce garçon vous ennuie ? M’a demandé un parfait inconnu.
— Non, non, c’est un ami, ai-je répondu. Il veut me montrer quelque chose.
Callum, sans me lâcher, courait dans les allées du centre, vers la sortie la plus proche. Tout le monde nous regardait.
— Qu’est-ce qui se passe ? Ai-je crié.
Je ne sais pas si les gens ont paniqué à cause de nous, mais tout à coup, ils se sont mis à courir eux aussi vers les sorties. Il y a eu des cris. Nous avons été parmi les premiers dehors. Le soleil brillait. Callum ne m’a pas lâchée. Il continuait à courir.
— On va où ? Ai-je haleté.
— Cours ! J’ai cru que jamais je ne te trouverais ! Je t’ai cherchée pendant une demi-heure !
— Callum, j’ai un point de côté, ai-je protesté.
— C’est pas grave ! Cours !
— Callum ! Ça suffit !
J’ai enlevé ma main de la sienne.
— Tu es …
Soudain, il y a eu un éclair, suivi d’une énorme explosion. Le souffle m’a projetée dans les airs comme une brindille. J’ai senti une chaleur intense dans mon dos, j’ai atterri sur le ventre. J’entendais un sifflement dans mes oreilles. Je ne sais pas combien de temps je suis restée immobile. Étais-je morte ? Est-ce que c’est ça qu’on ressentait quand on était mort ? J’ai fermé les yeux et appuyé mes mains sur mes oreilles, pour faire cesser le sifflement, mais ça n’a pas marché parce qu’il était dans ma tête. J’ai dégluti et le sifflement s’est arrêté. Je me suis retournée pour voir ce qui s’était passé. Un filet de fumée s’échappait du centre commercial. Tout était parfaitement silencieux. Je me suis demandé si la déflagration ne m’avait pas rendue sourde et tout à coup, j’ai entendu des cris et des sirènes.
J’ai regardé Callum, qui était assis, sonné, à côté de moi.
— Ça va ? Tu n’es pas blessée ? M’a-t-il demandé en me passant une main dans le dos.
— Tu … tu savais ce qui allait se passer, ai-je réalisé. Dis-moi que … tu ne savais pas.
J’ai secoué la tête. Non, c’était impossible, Callum n’avait rien à voir avec cette explosion. Non.
Mais il savait.
— Maman ! Mon Dieu !
Je me suis levée et je suis partie en courant vers le parking.
J’avais déjà traversé la rue quand je me suis retournée pour voir Callum. Il était parti.
Callum
J’allais introduire la clé dans la serrure quand la porte s’est ouverte. Maman s’est jetée sur moi.
— Où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ? Où est Jude ? Il n’est pas avec toi ?
— Je pensais qu’il était ici, ai-je répondu en refermant la porte derrière moi.
— Non, il est parti juste après toi ! Que s’est-il passé ?
— Tu n’as pas entendu ?
— Quoi ?
Elle aurait dû entendre l’explosion … Non, peut-être pas. Notre maison était finalement assez loin du centre commercial.
— Ils n’en parlent pas aux infos ?
J’ai allumé la télé.
Pas de journal. Juste une rediffusion d’une série débile où tous les méchants étaient des Nihils. Je connaissais cet épisode, un flic recherchait un cambrioleur nihil qui a vait tué son coéquipier.
— Callum, parle-moi ! Que s’est-il passé ?
— Maman …
Nous interrompons ce programme pour un flash info, annonça soudain une voix.
Un journaliste connu est apparu ; il avait un visage sombre. J’ai eu la nausée.
— Pourvu que ce ne soit rien de mal provoqué par des Nihils, a murmuré Maman.
— Il y a tout juste une demi-heure, a commencé le journaliste, une bombe a explosé au centre commercial de Dundale. Sept personnes sont mortes et on compte d’innombrables blessés. Des secours par hélicoptère ont été envoyés sur place. L’attentat a été revendiqué par un groupe terroriste nihil, qui se donne le nom de Milice de libération, cinq minutes avant l’explosion.
— C’est un mensonge ! A lâché Jude.
Maman et moi nous sommes retournés. Il était dans l’encadrement de la porte. Papa était derrière lui. Nous avons de nouveau fixé l’écran.
Le visage du journaliste avait été remplacé par un reportage sur place ; c’était un carnage. Des gens gisaient sur le sol, sanguinolents, dans les bris des vitrines éclatées. Il n’y avait pas de commentaire. Aucune voix pour accompagner la tristesse et la désolation, aucune voix pour exprimer l’indignation.
Juste le silence.
C’était pire.
La caméra a fait un gros plan sur une jeune femme, assise par terre. Elle se balançait d’avant en arrière, du sang coulait sur ses yeux. Puis la caméra s’est éloignée bizarrement, comme si celui qui la tenait tremblait. Elle s’est arrêtée sur un enfant agenouillé près d’un homme. L’enfant pleurait. L’homme ne bougeait pas. La caméra n’est pas restée sur eux plus de deux secondes, mais c’était suffisant.
Le Premier ministre est apparu sur l’écran. Il semblait en colère.
— Si la Milice de libération pense que cet acte de terrorisme lâche et barbare peut rallier à leur cause les habitants de ce pays, elle se trompe lourdement. Un tel acte ne fait que renforcer notre résolution de ne pas plier devant de telles atrocités.
— Papa … a murmuré Jude.
— Chut.
Papa était concentré sur la télé.
Le journaliste a réapparu.
— La police pense que la bombe était placée dans une poubelle du café, au beau milieu du centre commercial, mais précise qu’il est un peu tôt pour spéculer. Le commissaire chargé de l’enquête promet que les responsables de cet acte seront traînés en justice. Nous donnerons plus de précision sur l’événement lors du journal de 20 heures.
La série débile a repris juste au moment où le policier arrêtait le malfrat nihil.
— Papa … qu’est-ce qui s’est passé ? Tu avais dit que …
— Chut, Jude, a lancé Papa en regardant Maman.
Maman a éteint la télé, puis elle a levé les yeux vers Papa.
— Je vais te poser une question, Ryan, et je veux que tu me promettes solennellement de me dire la vérité.
— Pas maintenant, Meggie.
Papa a commencé à monter l’escalier. Maman lui a bloqué le passage.
— Si, maintenant. Est-ce que Jude ou toi avez posé cette bombe ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Ryan ! Ne me prends pas pour une imbécile. Promets-moi que tu n’as rien à voir là-dedans.
Papa n’a pas répondu. Il a levé le menton dans un geste de défi. Il a fini par lâcher :
— Ce que je fais ou pas ne te regarde pas !
Je n’avais jamais entendu Papa parler de cette manière à Maman. Ils sont restés face à face pendant une éternité et puis Maman a tourné le dos à Papa et s’est adressée à Jude.
— Jude, as-tu mis cette bombe ? NON ! Ne regarde pas ton père ! Je t’ai posé une question, réponds !
— Nous …
— Jude, ferme-la ! A ordonné Papa.
— Jude, je suis ta mère, a dit Maman très calmement. Réponds-moi, s’il te plaît.
Jude a lancé un regard désespéré à Papa.
— Jude, a insisté Maman.
— On était obligés, Maman. Notre section nous l’a demandé … mais ils nous ont dit qu’ils préviendraient la police une heure avant l’explosion. Ils ont promis que tout le monde serait évacué à temps …
— Tu as tué tous ces gens …
Maman s’est assise.
— Je ne comprends pas, a repris Jude comme s’il ne pouvait plus s’arrêter. Ils ont dit qu’ils appelleraient, il ne devait pas y avoir de morts …
Il a regardé Papa.
Maman tremblait des pieds à la tête. Elle serrait les lèvres. Peut-être pour s’empêcher de hurler.
— Meggie …
Le masque de dureté de Papa a disparu de son visage pour la première fois depuis des mois. Il avait l’air perdu. Il s’est approché de Maman et lui a posé une main sur le bras. Elle s’est levée et l’a giflé. Si fort qu’elle s’est retourné un doigt.
— Meurtrier, menteur … tu m’avais promis qu’il ne se passerait jamais rien de ce genre. Tu m’avais promis que tu ne ferais que participer aux réunions. Tu avais promis !
— Je n’ai pas eu le choix. Une fois que tu appartiens à la Milice, ils te tiennent, et tu fais ce qu’ils te demandent !
— Tu pouvais dire non. Tu devais dire non !
— Je voulais te protéger, Meggie. Et nos enfants. Je n’avais pas le choix.
— Nous protéger de quoi ?
— Pourquoi crois-tu que je fais tout ça ? A crié Papa.
— Je sais exactement pourquoi tu fais tout ça, Ryan. Mais elle est morte ! Et tuer des gens innocents ne la ramènera pas !
— Tu te trompes, Meggie.
Papa a secoué la tête.
— Tu crois ? Je t’avais prévenu, Ryan. Je t’avais demandé de ne pas t’impliquer dans ce groupe. Et de ne pas impliquer mon fils.
— Je suis désolé, a murmuré Papa.
— Désolé ! Tu es désolé ! Va le dire à toutes ces familles qui pleurent leurs morts aujourd’hui ! A hurlé Maman. Comment as-tu pu ? Je ne pourrai plus jamais te regarder en face !
Papa s’est raidi. Une lueur est passée dans ses yeux. Il avait repris son masque.
— Au moins, les Primas savent qu’on ne plaisante pas, cette fois !
— C’est tout ce que tu trouves à dire !
La voix de Maman n’était plus qu’un chuchotement.
— Nous avions de bonnes raisons de les tuer, a dit Papa.
Maman a regardé Papa comme si elle ne l’avait jamais vu.
Silence.
Elle a baissé les yeux.
— Nous n’avons plus rien à nous dire. Jude, s’il te plaît, peux – tu m’emmener à l’hôpital ? Je crois que je me suis cassé un doigt.
— Je t’emmène, a tenté Papa.
— Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Ne t’approche plus de moi ! A sifflé Maman. Viens, Jude.
Jude a regardé Papa. Il ne savait plus quoi faire. Papa lui a adressé un petit signe de tête et lui a tourné le dos. Jude a pris Maman par le bras et l’a emmenée dehors. Papa a attendu que la porte se referme pour se laisser aller. Enfin. Il a entouré ses bras autour de son corps et a courbé la nuque. Un peu comme s’il priait, sauf que Papa ne prie jamais, parce qu’il ne croit pas en Dieu. Il s’est mis à trembler, comme le vieux Tony quand il a trop bu.
— Mon Dieu, je vous en supplie … a chuchoté Papa.
Mais il a ouvert les yeux et m’a vu. Il a sursauté. Il m’avait oublié. Tous m’avaient oublié.
— Je … je … vais voir si Jude et Maman ont besoin d’aide, ai-je bredouillé.
Je n’avais pas spécialement envie d’être avec eux. Juste d’être ailleurs. Papa ne m’a pas retenu. Je suis sorti. Il faisait doux. Allais-je essayer de rattraper Maman et Jude, ou courir et courir sans jamais m’arrêter ? J’ai regardé à gauche, puis à droite. Ma conscience a choisi pour moi. J’ai pris le chemin qu’avaient dû emprunter mon frère et ma mère.
Sephy
Si je pouvais éteindre mon cerveau. Si je pouvais me vider la tête. Juste le temps de dormir. J’y verrais plus clair après.
J’avais passé les deux dernières nuits à me tourner et me retourner dans mon lit, j’avais essayé de compter tout et n’importe quoi, des moutons aux lémuriens, en vain. Je me suis assise. Mon réveil en argent – un cadeau de mon père pour mon quatorzième anniversaire, cadeau qu’il n’avait sans doute jamais vu – m’a indiqué qu’il était encore tôt. Maman avait insisté pour que je me couche avant neuf heures.
Elle s’en était bien tirée. Elle était toujours sur le parking au moment de l’explosion. Elle avait entendu la déflagration et vu les vitres du centre commercial voler en éclats. Paniquée, elle avait hurlé mon nom. Quand elle m’avait vue arriver, elle s’était jetée sur moi et m’avait serrée dans ses bras à m’en étouffer. Mais nous allions bien. La plupart des gens qui se trouvaient à l’intérieur du centre commercial ne pouvaient pas en dire autant.
— Allons voir si nous pouvons aider, ai-je proposé.
— Certainement pas ! A déclaré Maman. On part immédiatement.
J’ai essayé de discuter mais elle est restée sourde. Elle ne pensait qu’à mettre le plus d’espace possible entre le centre et nous. Elle a conduit comme une folle, jusqu’à la maison. Maman a absolument voulu inspecter mes blessures, mais je n’avais qu’un bleu sur le front et quelques écorchures aux genoux et aux mains.
Je n’arrêtais pas de me répéter que Callum était au courant pour la bombe. Il m’avait probablement sauvé la vie. Je souhaitais presque qu’il ne l’ait pas fait. Presque.
Je n’arrivais décidément pas à m’endormir. Je me suis levée. Un verre de lait tiède pouvait m’aider. Maman était couchée et Minnie était chez une copine.
La cuisine, plongée dans l’obscurité et le silence, était étrangement rassurante. J’ai pris un verre dans le placard et j’ai ouvert le réfrigérateur. J’ai aussitôt été nimbée d’une lumière jaune.
Je ne savais pas quoi choisir. Lait ou jus d’orange. J’ai repéré une demi-bouteille de chardonnay. Je l’ai sortie et j’ai observé le liquide mordoré. Des tas de gens affirmaient adorer cette boisson et ma mère vivait dans cette bouteille. Elle était sans doute en ce moment même en train de boire pour oublier sa journée et sa vie. Après une hésitation, j’ai rempli mon verre. À ras bord.
La première gorgée m’a donné envie de vomir. Ça avait un goût de vinaigre. Qu’est-ce que ma mère aimait dans ce truc dégueu ? J’ai pris une deuxième gorgée. Après tout, si ma mère aimait autant ça, elle devait bien y trouver quelque chose. Une autre gorgée. Et une autre. Et encore une. Et encore.
J’ai vidé le verre et je me suis resservie. J’ai bu lentement mais sans reposer mon verre. Finalement, ce n’était pas si mauvais, le chardonnay. Ça me faisait une sensation plutôt agréable à l’intérieur. J’étais comme réchauffée et beaucoup moins angoissée. Je me suis versé un autre verre, que j’ai emporté dans ma chambre. Je me suis assise sur mon lit et j’ai siroté mon vin blanc. J’avais l’impression d’être une grande personne. Ma tête tournait doucement. Me berçait.
J’ai fini par reposer le verre et je me suis recroquevillée sur ma couette. Je n’ai eu aucun mal à m’endormir. J’ai quitté le monde au moment où ma tête touchait mon oreiller.
Et j’ai dormi comme une bûche.
Callum
L’hôpital de la Pitié ressemblait à une mauvaise blague.
Quand nous sommes arrivés, les couloirs grouillaient de gens qui couraient, d’autres qui pleuraient, qui criaient. Apparemment des gens qui travaillaient au centre commercial de Dundale.
Une femme poussait un hurlement à peu près toutes les cinq secondes et personne ne lui prêtait attention. Ça sentait le désinfectant. Si fort que je pouvais presque en sentir le goût. M fond de ma bouche. Pourtant, ça ne masquait pas l’odeur de vomi, de sang, d’urine.
J’étais au milieu du chaos.
Toutes les infirmières étaient des Nihils. Sauf une. Et le doc – leur était un Prima. Je me suis demandé ce qu’un médecin prima fabriquait dans un hôpital nihil.
Il devait avoir beaucoup à se faire pardonner.
J’ai regardé mon frère.
Il était en partie responsable de ce chaos. Comment se sentait-il ? Il avait la tête penchée, les yeux fixés sur ses chaussures.
— Ça va, Maman ? A-t-il demandé.
— Je survivrai.
Maman s’est assise sur un des bancs du couloir, le visage fermé. Son doigt était devenu bleu. Je me demandais pourquoi elle ne pleurait pas. Ça devait pourtant lui faire très mal.
— Tu es sûre que tu vas bien, Maman ? A insisté Jude en levant enfin la tête.
— Oui.
Dix secondes plus tard :
— Ça va Maman, hein ?
Je n’ai pas été surpris quand elle a aboyé :
— Non, Jude ! Non, ça ne va pas ! Je me suis cassé le doigt, c’est très douloureux et j’en ai assez de tes questions stupides. Alors ferme-la, d’accord ?
Des visages se sont tournés vers nous. Les joues en feu, Jude a de nouveau baissé la tête.
Maman a soupiré.
— Je suis désolée, mon chéri.
Elle a avancé sa main indemne et l’a posée sur l’épaule tic Jude. Il l’a repoussée.
— Jude. Je suis en colère contre ton père. Je ne devrais pas m’en prendre à toi. Excuse-moi.
Elle a reposé sa main et cette fois, il l’a laissée faire.
— Tu comprends ? A murmuré Maman.
Jude a haussé les épaules et a acquiescé en même temps.
— Callum, va te chercher à boire, m’a dit Maman.
— Pourquoi ?
— J’ai besoin de parler à ton frère.
— Maman, s’il te plaît … a commencé Jude.
— Ça n’a rien à voir avec la Milice de libération. C’est. 1 propos de toi et de moi.
— Je peux pas rester ? Ai-je tenté.
— Non. Fais ce que je te dis, m’a ordonné Maman.
Je suis allé jusqu’au distributeur de boissons à l’autre boni du couloir ; je n’avais pas soif. De toute façon, le distributeur était en panne. On aurait dit que quelqu’un avait donne un grand coup de pied dedans. Je me suis appuyé contre cl j’ai regardé Maman parler à Jude.
Jude est devenu pâle comme un linge. Il s’est levé. Maman l’a attrapé par le pull et l’a obligé à se rasseoir. Elle s’est penchée vers lui. Ses lèvres s’agitaient. Elle parlait sérieusement. Très sérieusement. Je me demandais ce qui se passait. Jude a secoué la tête. D’abord lentement puis de plus en plus vite. Il n’aimait pas ce que Maman lui disait. Il n’y croyait pas. Ou il ne voulait pas y croire. Je n’y tenais plus.
Je me suis dirigé vers eux. Jude, les yeux brillants, le visage livide, regardait droit devant lui.
— Maman ?
— Assieds-toi, Callum.
J’ai pris place près de mon frère. Maman a posé sa main sur le genou de Jude. Il l’a regardée, manifestement sonné.
— Jude, chéri, je …
— Excuse-moi !
Jude s’est levé et a marché vers la sortie sans se retourner.
— Il va où ? Ai-je demandé.
— Je ne sais pas, a répondu Maman sombrement.
— Il revient ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi il est comme ça ?
— Pas maintenant, Callum, d’accord ?
Non, je n’étais pas d’accord, mais j’ai laissé tomber. Environ une demi-heure plus tard, Jude est revenu. Il s’est rassis sans un mot.
— Tu vas bien, mon chéri ? Lui a doucement demandé Maman.
Jude lui a jeté un regard plein de peine, d’amour et de colère. Maman a rougi et s’est détournée.
Je pouvais être sûr que ni Jude, ni Maman n’avaient l’intention de me raconter ce qui se passait. Les minutes se sont écoulées dans un silence de plomb.
— Madame Margaret McGrégor, a fini par appeler une infirmière.
Maman s’est levée précautionneusement en tenant sa main.
— Madame Margaret …
— Je suis là ! A dit Maman.
Elle était obligée d’aller doucement. Chaque mouvement semblait la mettre à la torture. J’ai essayé de l’aider. Je me tourné vers mon frère :
— Tu viens ou tu comptes rester collé à ta chaise ?
Jude a obéi. Nous nous sommes placés de part et d’autre de Maman et nous sommes entrés dans une minuscule salle de consultation.
— Ma mère doit voir un médecin, ai-je attaqué immédiate ment.
— Tous les patients passent par moi avant de rencontrer un médecin, a répliqué l’infirmière sans sourciller.
— C’est très bien, a dit Maman.
L’infirmière s’est assise.
— Je suis l’infirmière Carter. Nous devons commencer par les formalités. Avant de vous soigner, j’ai besoin de votre carte d’identité.
Maman a froncé les sourcils.
— Ma carte d’identité ?
— Ce sont les nouvelles directives du gouvernement, a expliqué l’infirmière. Sans doute pour limiter les escroqueries aux aides sociales.
— Je ne bénéficie d’aucune aide, a rétorqué Maman.
— C’est possible, mais les subventions allouées aux hôpitaux pour Nihils sont fonction du nombre de malades que nous traitons. Le gouvernement nous accuse d’abuser du système et exige des justificatifs.
Le ton sarcastique de l’infirmière indiquait clairement ce qu’elle pensait de ces nouvelles directives.
— Et si je refuse de vous donner ma carte ? S’est renseignée Maman.
— Nous ne pourrons pas vous soigner, dit-elle à regret.
— Je crois que je l’ai laissée à la maison.
L’infirmière a soupiré.
— Alors, j’ai besoin de la carte d’identité de deux personnes qui acceptent de se porter garantes pour vous.
— Je ne suis pas d’accord. J’ai l’impression d’être suspectée de fraude ou je ne sais quoi, s’est énervée Maman.
— Je comprends et je vous assure que personne ici ne vous soupçonne. Mais nous n’avons malheureusement pas le choix.
Maman a montré sa main.
— Est-ce que vous ne pourriez pas juste me bander le doigt maintenant ? Je reviendrai vous apporter ma carte.
— Ce ne sera pas nécessaire, a souri l’infirmière en nous regardant. Ce sont vos garçons ?
— Oui, a répondu Maman.
— Ils ont l’air gentil.
— Ils le sont ! A affirmé Maman.
Jude a rougi. Je lui ai ébouriffé les cheveux.
— Eh, lâche-moi, a-t-il râlé.
— Lequel est le plus âgé ? A demandé l’infirmière.
Maman est restée silencieuse un instant. Elle pensait à Lynette.
— Jude, a-t-elle fini par répondre en désignant mon frère du menton.
— Très bien, Jude, est-ce que tu as ta carte d’identité ?
Jude a farfouillé dans sa poche et a sorti sa carte. J’en ai fait autant. L’infirmière les a glissées dans un appareil relié à son ordinateur. On aurait dit une machine pour lire les cartes de crédit.
— Ça sert à quoi ? A voulu savoir Jude.
— Voilà, c’est fait !
L’infirmière a tendu sa carte à Jude sans répondre à sa question.
— Ça sert à quoi ? Ai-je répété.
— Ça enregistre les données de votre carte d’identité et vos empreintes digitales.
— Je ne veux pas que les empreintes digitales de mes fils soient enregistrées, s’est exclamée Maman. Effacez-les tout de suite !
— Ne vous inquiétez pas, madame McGrégor. Dès que vous nous aurez apporté votre carte d’identité, nous effacerons ces informations.
— Vous êtes sûre ?
— Certaine ! C’est la procédure habituelle.
L’infirmière nous a dévisagés l’un après l’autre. Elle essayait– sans y parvenir – de ne pas montrer sa curiosité.
Jude a regardé ses mains. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai compris. Et moi qui me prétendais vif d’esprit. Maman avait peur que les empreintes de Jude soient retrouvées.
L’infirmière s’est levée et s’est approchée de Maman.
— Comment vous êtes-vous fait ça ?
— Un accident stupide, a marmonné Maman, j’ai heurté quelque chose que je n’aurais pas dû.
L’infirmière a froncé les sourcils.
— Je vois.
Elle a examiné le doigt de Maman très délicatement, mais malgré tout, la sueur perlait au front de Maman.
— C’est manifestement déboîté, a déclaré l’infirmière.
Quel scoop !
— Je vais vous faire passer une radio et un médecin se chargera de vous, d’accord ?
Maman a acquiescé.
Nous avons attendu une heure pour la radio, puis encore quarante-cinq minutes avant l’arrivée du médecin.
Le médecin a fait deux piqûres anesthésiques à Maman pour qu’elle n’ait pas mal quand il lui remettrait le doigt, mais il piquait mal et Maman avait les larmes aux yeux.
— C’est douloureux ? A-t-il demandé en tâtant le doigt de Maman.
— Non.
— Sûr ?
— Je viens de vous dire non.
Le médecin a pris le doigt de Maman et a tiré dessus d’un coup sec. Jude et moi avons grimacé. Il aurait dû nous prévenir, je n’avais pas compris ce qu’il comptait faire.
— Ça vous a fait mal ? A-t-il demandé.
Maman a secoué la tête.
— Non. Les piqûres étaient douloureuses, ça non.
— Parfait, a souri le médecin.
Il a sorti un bandage de sa poche et a entrepris de fixer le majeur et l’index de Maman ensemble.
— Vous devez garder ce pansement trois semaines.
— Trois semaines ! C’est impossible ! Je suis femme de ménage, je suis obligée de faire la vaisselle, de m’occuper de la lessive …
— Si vous ne respectez pas ce délai, vous risquez de ne plus jamais pouvoir utiliser ce doigt, a rétorqué le médecin.
— Mais docteur …
— Ce ne sont pas des paroles en l’air, madame McGrégor. Si vous ne suivez pas mon conseil, vous le regretterez amèrement.
Maman lui a jeté un regard noir, mais n’a pas protesté.
— Ça va mieux, Maman ? Ai-je demandé quand nous avons quitté le médecin.
— Je ne vais pas mourir tout de suite.
Son visage reflétait l’inquiétude. Elle s’est dirigée vers le bureau où nous avait reçus l’infirmière. Elle a frappé, la porte s’est ouverte aussitôt.
— Je reviendrai demain matin avec ma carte d’identité. Je vous fais confiance pour effacer de vos fichiers les données concernant mon fils.
— Quel fils ?
— Les deux !
— Ne vous inquiétez pas, a dit l’infirmière. C’est comme si c’était fait.
Maman s’est un peu détendue.
— Très bien, très bien. Merci de votre aide.
— De rien.
L’infirmière a fermé la porte.
Quelques instants plus tard, nous étions sortis de l’hôpital et nous rentrions à la maison. Il y avait bien quarante minutes de marche, mais la nuit était douce. J’ai levé les yeux et formulé un vœu en regardant une étoile. C’est Sephy qui m’avait appris ça. J’ai reformulé le même vœu en regardant les étoiles l’une après l’autre.
— Comment va ton doigt ? A demandé Jude.
— Je ne sens rien. Les effets de l’anesthésique ne se sont pas encore estompés, l’a rassuré Maman.
Ils marchaient côte à côte. Moi, j’étais derrière.
Pourquoi est-ce que l’idée de nos cartes d’identité enregistrées à l’hôpital me tracassait tellement ?
Ne sois pas stupide, me suis-je raisonné.
Comment dit-on déjà ? Si on cherche les ennuis, on finit toujours par les trouver.
Sephy
Je buvais qu’un verre par soir. C’était juste assez pour nui réchauffer et m’aider à dormir. Quand je m’étais réveillée lr premier matin après avoir bu, j’avais compris que je n’avais pas intérêt à dépasser la dose. Chaque bruit ressemblait à une explosion atomique dans ma tête. Et puis, je n’étais pas une alcoolique comme ma mère, moi, je buvais pour …
Enfin, voilà, quoi.
Je n’aimais pas particulièrement le goût du vin. Et puis même avec un seul verre, j’avais très mal à la tête en me réveillant le matin. Mais quand je buvais, ça me faisait du bien. Je me sentais moins stressée, moins angoissée. Ça me permettait île rendre le monde un peu plus rose, comme disait Maman. D’ailleurs, Maman m’agaçait beaucoup moins à présent. Un verre ou deux, et tout m’agaçait beaucoup moins.
C’était pas cool ?
Callum
Maman était retournée à l’hôpital et avait fait effacer nos noms de la base de données, mais elle ne semblait pas rassurée pour autant. Elle sursautait au moindre bruit, au moindre grattement à la porte.
— Pourquoi est-ce que tu ne te promènes pas avec une pancarte « Je suis coupable » autour du cou ? L’a engueulée Papa.
J’ai grimacé en l’entendant prononcer ces mots. Il s’est excusé aussitôt.
— Je suis désolé, Meggie.
Maman a quitté la pièce sans un mot. Papa a claqué la porte derrière elle. Jude a monté le son de la télé. Je me suis replongé dans mes devoirs.
On ne pouvait pas continuer comme ça.
Nous étions à table ce dimanche midi quand Maman a laissé tomber sa fourchette dans son assiette de spaghettis bolognaise.
— Ryan, je veux que tu t’en ailles.
Le sol s’est dérobé sous ma chaise et je me suis senti tomber.
— Qu … quoi ?
— Je veux que tu sois parti demain matin. J’y ai beaucoup réfléchi et je crois que c’est la meilleure solution, a repris Maman. C’est trop tard pour toi et moi, mais pas pour Jude. Je refuse de te regarder lui passer une corde autour du cou. Je l’aime trop pour te laisser lui faire du mal.
— Moi aussi, je l’aime, a dit Papa.
— Je ne suis pas d’accord avec ta façon de le lui montrer. Tu dois partir.
— Je ne quitterai pas ma propre maison, a déclaré Papa.
— Tu le feras, si tu nous aimes seulement à moitié autant que tu le dis.
Mon regard allait de Papa à Maman. J’étais horrifié. Je savais que Maman ne plaisantait pas.
— Tu n’as jamais essayé de comprendre mes choix, a lâché Papa. Je fais tout ça pour mes enfants.
— Et la fin justifie les moyens ?
— Oui. Dans ce cas précis, oui. Les Primates ne nous laissent pas nous exprimer autrement.
— Je ne veux pas me disputer avec toi, Ryan. Prends tes affaires et va-t’en.
— Non ! A crié Papa.
— Si Papa s’en va, je pars aussi, est intervenu Jude.
— Certainement pas, se sont exclamés Papa et Maman en même temps.
Jude a regardé Papa sans comprendre.
— Tu ne peux pas m’empêcher d’appartenir à la Milice de libération. Je refuse d’abandonner maintenant.
— Jude, a dit Maman.
— Pour la première fois de ma vie, j’agis en parfait accord avec mes idées. J’ai aujourd’hui les moyens de changer les choses.
Pause.
— Je suis désolé que ça te bouleverse, mais éloigner Papa de moi ne me fera pas changer d’avis. Je fais partie de la Milice de libération et c’est tout !
— Et si je refuse de t’emmener ? A demandé Papa.
— Ça ne changera rien.
— Alors partez tous les deux ! A dit Maman d’une voix dure. Je ferai tout ce que je peux pour protéger Callum. Puisque je ne peux sauver qu’un seul de mes enfants …
Ils se sont tous mis à crier. Je me suis levé et je me suis dirigé vers la porte. Je devais sortir de là. Vite. Ils étaient trop occupés à se détester pour me remarquer.
Une fois dehors, j’ai couru.
Sephy
— Hé, Callum ! Mon vieux copain ! Mon camarade ! Comment vas-tu aujourd’hui ? En ce merveilleux dimanche ensoleillé. Les oiseaux chantent. Pas ici, c’est vrai, mais il doit bien y avoir des oiseaux qui chantent quelque part ! Hein (Qu’est-ce que tu en penses, mon camarade Callum ?
J’ai éclaté de rire.
Callum avait un étrange regard ; il ne riait pas. Pourquoi ne riait-il pas ? J’ai essayé de m’arrêter mais je n’y arrivais pas. Je riais de plus en plus. Callum s’est penché vers moi pour sentir mon haleine. Je riais de plus en plus. J’en avais les larmes aux yeux.
Et puis, Callum m’a prise par les épaules et m’a secouée comme un prunier.
— A-a-a-a-arrête !
— Tu es devenue folle ou quoi ? A-t-il crié.
Ses yeux m’ont fait peur. Vraiment peur. Je ne l’avais jamais vu aussi en colère.
— Lâ … lâche-moi !
Callum a obéi. J’ai vacillé et je suis tombée. J’ai essayé de me relever mais la plage dansait sous mes pieds. Si seulement la plage voulait bien arrêter de danser …
— Regarde-toi, Sephy, a dit Callum d’un ton dégoûté. Tu es soûle.
— C’est pas vrai. J’ai juste bu un verre de cidre aujourd’hui. C’est tout. Euh … Peut-être deux …
J’ai gloussé en prenant un air de conspiratrice.
— Je voulais du vin, mais j’ai eu peur que Maman s’en rende compte.
— Comment peux-tu être aussi stupide ? A rugi Callum.
J’aurais bien aimé qu’il se taise. Ses cris me faisaient mal à la tête.
— Tu veux finir comme ta mère ?
— Ne sois pas ridicule, ai-je réussi à articuler.
Je m’étais relevée mais la plage continuait à danser.
— Je ne suis pas ridicule. Je n’aime pas ta mère, mais elle au moins, elle a des raisons de boire. Quelle est ton excuse, à toi ? On ne te prête pas assez d’attention ? Papa ne te donne pas assez d’argent, Maman ne te donne pas assez d’amour ? Ta chambre n’est pas assez grande ? La moquette de ta chambre pas assez mœlleuse ?
— Arrête !
J’avais retrouvé mes esprits. Callum m’avait dégrisée. Il était trop horrible.
— Comment … comment oses-tu me juger ?
— Tu te comportes comme une parfaite imbécile et tu te plains qu’on te le fasse remarquer ?
— Je ne suis pas une imbécile !
— Non, c’est pire. Tu es une alcoolique, une …
J’ai plaqué mes mains sur mes oreilles.
— Tais-toi, tais-toi !
— Alors explique-moi pourquoi tu bois !
— Tu ne comprendrais pas !
— Essaie !
— Je suis fatiguée !
Je criais. Je criais comme si j’avais voulu être entendue du inonde entier.
— Fatiguée de quoi ?
— De mon père, de ma mère, de ma sœur, de toi ! Je suis fatiguée d’être angoissée, en colère, tout le temps, tout le temps ! Je dois bien travailler à l’école, aller à l’université, trouver un travail, me marier, vivre dans une belle maison ! Ça me donne envie de vomir ! Je ne veux pas de cette vie !
— Et tu crois que tu vas trouver ce que tu cherches dans une bouteille ?
J’ai donné un coup de pied dans le sable.
— Je ne sais pas où chercher ailleurs, ai-je reconnu.
— Sephy, ne deviens pas comme ta mère. Elle va finir dans un hôpital psychiatrique, à moins qu’elle se retrouve dans un cercueil avant. Est-ce que c’est ce que tu veux pour toi ? Avait-il raison ? Je ne voulais pas que Maman meure. Je ne voulais pas que Maman meure. Je me suis vue avec les yeux de Callum : je n’étais qu’une pauvre gamine pathétique qui n’avait trouvé que l’alcool pour se donner l’illusion de grandir plus vite.
— Je vais rentrer, ai-je marmonné en me massant les tempes.
— Sephy, promets-moi que tu ne boiras plus.
— Je ne peux pas.
Callum a eu l’air terriblement malheureux.
— J’essaierai, ai-je ajouté.
Je me suis approchée de lui et impulsivement, j’ai posé mes lèvres sur les siennes.
Il a reculé.
— Tu ne veux plus savoir comment ça fait d’embrasser ? L’ai – je taquiné timidement.
— Tu sens l’alcool.
Mon sourire s’est évanoui.
— Tu sais quoi, Callum ? Des fois, tu es aussi cruel avec moi que mon père avec ma mère.
— Désolé.
J’ai tourné les talons.
— Sephy, je suis désolé, a répété Callum.
— Va te faire voir.
— D’accord, si tu viens avec moi …
Je me suis retournée pour crier :
— Laisse-moi tranquille, j’aurais dû me douter que tu ne comprendrais pas. De toute façon, tu as d’autres soucis en tête à présent. Maintenant que tu fais partie de la Milice de libération ! Tu dois être fier de toi !
— Je n’ai jamais fait partie de la Milice de libération, a nié Callum.
— Alors, comment as-tu su pour la bombe au centre commercial ?
Callum a pincé les lèvres. Je le connaissais par cœur, il ne dirait rien.
— Tu aurais dû me laisser là-bas, Callum. Parfois, je regrette que tu sois …
Callum m’a embrassée. Ce n’était pas comme la première fois. Il m’a prise dans ses bras, il a fermé les yeux et il m’a embrassée. Je lui ai rendu son baiser.
C’était bon.
Mais ça ne nous a pas suffi. Ses mains se sont promenées sur mon corps et les miennes se sont promenées sur le sien.
C’était bon.
Mais ce n’était pas assez.
Callum
Nous sommes allés trop loin.
Nous ne sommes pas allés jusqu’au bout, mais trop loin quand même.
Je voulais juste l’embrasser pour lui prouver que ça m’était égal qu’elle sente l’alcool. Son visage aurait pu être couvert de vomi, je n’aurais pas été plus dégoûté … Enfin … mais je voulais lui montrer. J’aurais dû être plus prudent. Sephy est encore une enfant. Nous nous sommes arrêtés à temps ; nous avons compris au même moment que nous allions trop loin et trop vite.
Je pense à elle sans arrêt. Jude péterait un plomb s’il pou vait lire dans ma tête. Je n’ai que seize ans et Sephy n’a pas encore quinze ans. Mon monde est fait de problèmes. Le sien de coton. Elle ne s’est mise à boire que pour attirer l’atten tion sur elle. Elle s’était soûlée au cidre ! Pas au whisky ou à la vodka ! Au cidre ! Si elle savait à quoi ressemble ma vie, elle comprendrait qu’elle n’a pas à se plaindre de la sienne.
Allons, Callum, pense à autre chose, sinon tu n’arriveras pas à t’endormir.
Je me demande ce qu’elle fait, là, tout de suite. Pense-t-elle à moi ?
J’espère.
Mon Dieu, si vous existez quelque part, faites que Sephy et moi puissions rester ensemble quand nous serons adultes. Rester ensemble pour de bon. Rester ensemble pour toute la vie. Mon Dieu, s’il vous plaît … si vous existez …
Callum, arrête de rêver et dors ! Tu es pathétique. Arrête !
Il n’y a pas eu de signes avant-coureurs. Personne n’a frappé à la porte. J’ai d’abord entendu un grand bruit. La porte s’est ouverte. Il y a eu des cris, des ordres aboyés, un hurlement. Des bruits de pas, des claquements de porte, encore des cris, des bottes dans l’escalier.
Quand je me suis levé, une épaisse fumée se glissait sous ma porte. Une forte odeur d’ail m’a brûlé la gorge et les yeux. J’ai toussé. J’ai cru que mes poumons allaient exploser.
Gaz lacrymogènes.
Les bras en avant, je me suis dirigé vers la porte.
— Descends de là ! A tonné une voix.
J’ai tourné en direction de la voix. On m’a poussé, je suis tombé à genoux. Mon menton a heurté le plancher, je me suis mordu la langue. On m’a tiré les bras en arrière, j’ai senti un anneau de métal froid enserrer mes poignets. J’avais mal aux yeux, aux poumons, à la langue. J’ai été poussé, tiré … j’ai fermé les yeux et je me suis mis à pleurer. J’avais l’impression d’avoir avalé du papier de verre. Je devais arrêter de respirer, mais je ne pouvais pas et chaque inspiration me déchirait la gorge.
— Jude ! Papa ! Maman ! Me suis-je étranglé.
Je n’arrivais qu’à tousser. Je me suis recroquevillé.
Tout à coup, j’ai senti de l’air pur, nous étions dehors. On m’a poussé à l’arrière d’une voiture. J’ai entendu Maman crier.
— Maman, ai-je appelé.
J’ai essayé de l’apercevoir, mais il y avait trop de silhouettes, trop d’ombres autour de moi. La voiture a démarré. Je ne pouvais pas bouger.
Je ne sais toujours pas ce qui m’est arrivé.
Sephy
Je n’en peux plus. J’ai l’impression d’être une balle de flipper renvoyée par Maman, Minnie, l’école et Callum. Tout le monde contrôle ma vie, sauf moi. C’est de pire en pire. Je dois agir, je dois …
Il faut que je parte d’ici.
Mais il y a Callum …
Je ne veux pas le perdre. Je ne veux pas le quitter.
Callum est un battant ; pas moi. Il comprendra si je lui explique. Je n’arrive pas à réfléchir quand je suis à ses côtés. Quand je suis avec lui, je n’arrive à penser qu’à lui. C’est pathétique, mais vrai.
Il m’a embrassée hier soir. Il m’a caressée. Le dos, les fesses, la taille. Il m’a serrée contre lui. Je me suis sentie si bizarre. Comme si nous ne faisions qu’un. Mais ce n’était pas le cas. Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça. Si seulement je pouvais lire dans ses pensées.
Ce serait merveilleux si Callum et moi …
Arrête !
Ne sois pas ridicule. Tu as quatorze ans. Quand tu auras l’âge de t’installer avec quelqu’un, Callum sera sans doute marié et père de six enfants. Occupe-toi de toi, d’abord. De toute façon, Callum ne peut pas être intéressé par une gamine de ton genre …
Mais il m’a embrassée.
Voilà que je parle toute seule. Je perds la boule. Mais je dois suivre ce conseil. M’occuper de moi. Prendre ma vie en main. Maintenant, avant qu’il soit trop tard.
— Maman, je veux changer de collège.
Maman a écarquillé les yeux, ce qui l’a fait ressembler à une chouette réveillée en sursaut.
— Qu … qu’est-ce que tu dis, ma chérie ?
— Je veux changer de collège ! Je veux partir d’ici.
— Pour aller où ?
Maman s’est assise dans son lit. Ses yeux étaient veinés de rouge. Je l’ai regardée ; voilà à quoi je ressemblerai dans quelques années …
— Je veux changer de collège. Tu pourrais me trouver une pension … à Chivers, par exemple. Ce n’est pas trop loin.
Assez loin pour ne pas être obligée de rentrer le week-end. Assez loin pour me permettre de réfléchir. Assez loin pour i | ue je puisse grandir.
— C’est à peine à 150 kilomètres, ai-je repris.
Callum …
— Mais qu’est-ce que je deviendrai sans toi ?
Je lisais dans les yeux de Maman qu’elle me prenait au sérieux.
— Tu as Minnie et les domestiques. Et toutes tes amies et tes fêtes et … tout …
Je me suis forcée à sourire.
— Je veux partir, s’il te plaît, Maman.
— Vraiment ?
— Oui.
Maman m’a regardée. Pour une fois, nous étions sur la même longueur d’ondes. Ça m’a rendue infiniment triste. J’ai presque eu envie de changer d’avis. Presque.
— Je vois que tu as pris ta décision.
— Oui.
— Et quand veux-tu commencer à Chivers ?
— Maintenant. En septembre au plus tard.
— Septembre n’est que dans quelques mois.
— Je sais.
Maman a baissé la tête.
— Je ne crois pas que ce sera possible, ma chérie.
— Maman, je veux partir.
— Ce n’est pas une bonne idée.
— Pour qui ? Pour toi ou pour moi ?
— Je t’ai dit non, Sephy.
Je suis sortie de sa chambre en claquant la porte. J’ai entendu Maman pousser un gémissement. Je me suis adossée au mur. Que pouvais-je faire à présent ? J’irai à Chivers avec ou sans l’accord de Maman. Une personne, une seule me retenait ici. Je devais aller lui expliquer les raisons de mon départ. Il sera de mon côté. Il me comprendra. Callum et moi, les deux faces d’une même pièce.
Si Maman croyait pouvoir se mettre en travers de mes projets, elle se trompait.
Je devais partir et vite.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Callum
— Dis-moi ce que tu sais de l’implication de ton frère dans la Milice de libération ?
— Mon frère ne fait pas partie de la Milice de libération.
Je répétais cette phrase depuis une éternité. J’étais si fatigué.
Deux policiers en civil se tenaient face à moi, derrière le bureau. Un seul d’entre eux menait l’interrogatoire. J’avais droit au sketch du gentil et du méchant policier.
— Je te pose la question encore une fois : à quelle section de la Milice de libération appartiens-tu ?
— Je n’appartiens pas à la Milice de libération.
— Quand ton frère est-il entré dans les rangs de la Milice de libération ?
— Jamais. Pour autant que je sache.
— Et ta mère ?
— Jamais.
— Tu sembles bien sûr de toi.
— Je le suis.
— Tu ne l’es pas autant pour ton frère.
— Je … je le suis.
— À quelle section de la Milice de libération ton père appartient-il ?
— À aucune.
— Allons. Pourquoi t’obstines-tu ? Nous savons tout !
— Alors pourquoi vous me demandez ?
Les deux policiers se sont regardés. Ils commençaient à en avoir assez.
— Nous avons seulement besoin que tu confirmes ce que nous avons appris par ailleurs. Ensuite, nous te laisserons partir.
— Je ne sais rien.
J’ai posé ma tête sur mes bras, mais le policier qui m’interrogeait m’a obligé à me redresser. Je me suis appuyé contre le dossier de ma chaise. J’étais épuisé. Et pas seulement épuisé. Mais hors de question que je le montre.
— Te fous pas de nous, gamin.
— Je ne suis pas un gamin !
— Tu n’as pas intérêt à ce qu’on devienne tes ennemis, gamin, a déclaré le moins bavard des deux policiers.
— Qui a eu l’idée de la bombe de Dundale ? Ton père ou ton frère ?
— Vous détestez les Primas, n’est-ce pas ?
— Vous voulez tous nous éliminer, c’est ça ?
— Quel âge avais-tu quand tu es entré à la Milice de libération ?
Et encore. Et encore. Et encore. Question après question. Pas de repos. Jamais, aucun répit. Ma tête tournait, les mots des policiers résonnaient dans mon crâne. Alors, ça fait ça de devenir fou …
Où étaient Papa, Maman et Jude ? Pourquoi la police s’acharnait-elle sur mon frère ? Je me suis mordu la lèvre pat peur de parler à voix haute sans m’en rendre compte. Je devais me forcer à ne penser rien. À rien. J’ai senti ma tête vaciller et tout est devenu noir.
J’ai ouvert les paupières. Par pitié, plus de questions. Je n’étais plus dans la salle d’interrogatoire. Ils m’avaient ramené dans ma cellule. Maman était allongée près de moi et me caressait les cheveux.
— Callum ? Mon Dieu. Comment te sens-tu ? Ils ne t’ont pas fait mal ?
Je me suis assis.
— Où est Papa ? Où est Jude ? Ai-je demandé.
— Ils interrogent ton père et …
Maman a pris une longue inspiration.
— Je ne sais pas où est Jude. Il n’était pas à la maison quand ces brutes sont arrivées.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? Que veulent-ils ? Pourquoi est-ce qu’ils n’arrêtent pas de poser des questions sur Jude ?
— Ils ont trouvé une canette de soda vide près de l’endroit où la bombe a explosé.
— Et alors ?
— Elle était couverte des empreintes de Jude. C’est ce qu’ils affirment en tout cas. C’est un mensonge évidemment. Mais ils disent avoir comparé les empreintes sur la canette avec les empreintes de ton frère …
— Et où ont-ils eu les empreintes de Jude ?
Mais j’ai compris avant que Maman ouvre la bouche. Elle a hoché la tête.
— Ils les ont trouvées dans le fichier de l’hôpital. Sans doute avant que l’infirmière ait eu le temps de les effacer. Si seulement elle l’a fait …
— Mais Jude n’a pas … est-ce qu’il a … ?
— Ils prétendent qu’il a posé la bombe. Ils disent que s’ils l’attrapent … il … il sera pendu.
Maman a éclaté en sanglots.
— Ils ne l’attraperont pas. Quand Jude saura qu’ils le recherchent …
— Ce n’est qu’une question de temps. Toi et moi le savons. I Is offrent une récompense pour toute information qui permettrait de l’arrêter.
— Combien ?
— Cinquante mille.
Il n’y avait rien à ajouter. Les mots, les larmes et les prières étaient inutiles. Maman avait raison : avec une telle somme en jeu, ce n’était qu’une question de temps.
— Ils ont truqué leurs preuves, ils les ont fabriquées, ai-je dit. Ils ne trouvent pas les véritables coupables et ils cherchent un bouc émissaire.
Ma voix n’était qu’un murmure. Je n’arrivais pas à encaisser. Ils voulaient pendre mon frère. Il était peut-être là, mais ce n’est pas lui qui avait posé cette bombe. Personne au monde ne pourra me le faire croire. Personne. Personne.
— Et pourquoi interrogent-ils encore Papa, s’ils en veulent à Jude ?
Ma voix n’était plus qu’un murmure.
— Ton père a demandé à leur parler dès qu’il a su qu’ils recherchaient Jude.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
Maman s’est essuyé les yeux du revers de la main.
— J’espère qu’il va être prudent, a-t-elle ajouté.
— Pourquoi ? Que veux-tu dire ?
La porte de la cellule s’est ouverte. Un policier que je n’avais encore jamais vu est apparu. Il était grand et maigre. Il nous a regardés comme si nous étions des déjections de chien sur la semelle de ses chaussures.
— Vous êtes libres.
— Où est mon mari ? S’est exclamée Maman.
— Il a été arrêté, a répondu le policier.
— Arrêté ? De quoi est-il accusé ? Ai-je demandé.
— Mon mari n’a rien fait de mal. Pourquoi le gardez-vous ? A ajouté Maman d’une voix tremblante.
Impossible de dire si elle était en colère ou morte de peur.
— Prenez vos affaires et partez ! A ordonné le policier. J’ai pas toute la journée.
— Pourquoi retenez-vous mon mari ? A explosé Maman. Je veux le voir ! Tout de suite !
L’expression agacée du policier m’a fait comprendre qu’il était inutile d’insister.
— Si vous partez pas immédiatement, vous allez passer la journée dans la cellule, a-t-il lâché d’une voix tranchante. C’est vous qui voyez.
— Pourrais-je voir mon mari, s’il vous plaît ?
Maman tentait d’être polie, mais c’était trop tard.
— Non, je ne crois pas. Seul son avocat est autorisé à parler avec lui.
— De quoi est-il accusé ? Ai-je de nouveau demandé.
— Terrorisme politique et meurtre.
Sephy
— Callum, décroche, s’il te plaît, décroche.
Rien. La sonnerie résonnait à mon oreille. J’ai jeté un coup d’œil à ma montre. Où étaient-ils passés ? Quelqu’un aurait dû décrocher. Il était presque neuf heures du matin.
J’ai raccroché en essayant de ne pas me laisser submerger par l’angoisse.
Attends un peu. Sois patiente. Tu vas bientôt pouvoir lui annoncer que tu pars en septembre.
Est-ce qu’il essaiera de me convaincre de rester ? Non, il n’en aura sans doute rien à faire.
Sois patiente, Sephy.
Callum
Les locaux de Stanhope et Rigby étaient peints en gris et blanc sale. Les chaises de la salle d’attente étaient en fait des bancs inconfortables. La machine à café était dégoûtante et il était impossible de voir quoi que ce soit à travers les vitres couvertes de crasse. C’était le cinquième bureau d’aide juridictionnelle que Maman et moi essayions. Dès que les avocats entendaient les charges retenues contre Papa, ils nous mettaient dehors. Cet endroit était de loin le plus sale et le plus pitoyable de tous. Je ne cessais de me répéter que les mendiants n’ont pas le choix, mais ça ne m’aidait pas beaucoup.
— Partons d’ici, Maman.
Je me suis levé.
— On doit trouver de meilleurs avocats que ceux-ci.
— Que veux-tu dire ?
— Regarde ! Je parie que même les cafards ne viennent pas ici !
— Ne juge pas aux apparences.
La voix venait de derrière moi. J’ai sursauté. Maman s’est levée, je me suis retourné. Un homme d’une bonne quarantaine d’années, aux cheveux noir corbeau, aux tempes grisonnantes se tenait sur le seuil. Il était vêtu d’un T-shirt et d’un jean et l’expression de son visage était dure.
— Qui êtes-vous ? Ai-je demandé.
— Adam Stanhope.
— Vous êtes avocat, monsieur Stanhope ? S’est enquise Maman.
— Oui. J’ai pris la suite de mon père.
J’étais surpris. Un seul des autres avocats que nous avions vus était nihil. Celui-ci l’était aussi et il nous annonçait que son père avait été avocat également.
— Où est monsieur Rigby ? Ai-je repris.
Je ne savais pas encore si j’appréciais ce type ou si je le détestais.
— Il est mort. Veuillez me suivre, s’il vous plaît.
M. Stanhope a tourné les talons. Maman m’a jeté un regard anxieux. Nous l’avons suivi. Le lino était collant sous nos pieds. Nous nous sommes arrêtés devant une porte qui ressemblait à une entrée de toilettes blindée. M. Stanhope l’a poussée et … Waouh !
Le parquet était ciré, les murs ivoire, les meubles en acajou, le canapé en cuir. Tout dans cette pièce respirait la classe avec un grand C. J’étais scié.
— Je savais que tu aimerais mon bureau, a froidement lâché M. Stanhope. Alors penses-tu maintenant que je suis un bon avocat ?
J’ai encaissé.
— Pourquoi votre salle d’attente est si crade ? Ai-je demandé.
— Disons qu’il n’est pas prudent d’afficher sa réussite sous les yeux des Primas. Asseyez-vous.
J’ai attendu que Maman soit assise avant de prendre un siège.
— Comment puis-je vous aider, madame … ?
— McGrégor, a dit Maman. C’est pour mon mari. Ryan. Il a été arrêté par la police.
— A-t-il été arrêté dans les formes ?
— Oui.
Maman a baissé la tête. Puis elle a relevé le menton et s’est forcée à regarder M. Stanhope dans les yeux.
— Il est accusé de terrorisme politique et de meurtre.
— La bombe de Dundale …
M. Stanhope s’est appuyé contre le dossier de son fauteuil.
— Oui, a soufflé Maman. Mais je sais que ce n’est pas lui. Je le sais !
— Il vous l’a dit ?
— La police a refusé que je lui parle. J’ai besoin d’un avocat.
— Je vois.
— Je n’ai pas d’argent.
— Je vois.
— J’ai lu dans l’annuaire que vous accordiez l’aide juridictionnelle.
Si M. Stanhope se renversait un peu plus dans son fauteuil, il allait glisser sous son bureau. On avait l’impression qu’il se disait que la malchance était contagieuse.
— Pouvez-vous nous aider ? A demandé Maman, d’une voix impatiente.
M. Stanhope s’est Levé et a regardé par la fenêtre. Des stores vénitiens laissaient passer les rayons du soleil tout en gardant à la pièce une ambiance intime. Je savais déjà ce qu’il pensait.
— L’aide légale ne couvrira pas les frais pour un cas comme celui de votre mari, a commencé M. Stanhope. Je ne peux pas travailler gratuitement, madame McGrégor …
— Je ne vous le demande pas, s’est empressée de préciser Maman. Je paierai ce qu’il faut. Je veux seulement que mon mari soit reconnu innocent.
M. Stanhope a lancé à Maman un regard glacial.
— Je veux d’abord rencontrer votre mari. Je prendrai ma décision après.
Maman a acquiescé et s’est levée.
— Pour le moment, vous ne parlez à personne d’autre qu’à moi. C’est compris ?
Maman a de nouveau acquiescé.
Je me suis levé à mon tour.
— Vous êtes un bon avocat ?
— Callum ! S’est écriée Maman.
— Non, madame McGrégor, laissez. Votre fils a raison cle poser la question. J’ai gagné plus d’affaires que je n’en ai perdu. Ça te va ?
— Ça me va.
Maman et moi sommes sortis du bureau. M. Stanhope nous a accompagnés.
Nous sommes restés assis dans la salle d’attente du commissariat pendant une éternité. Personne ne nous a proposé mi café. Deux fois, nous avons eu droit à un « Je peux vous aider ? », mais c’est tout.
M. Stanhope était parti parler à Papa et prendre connaissance de son casier judiciaire. Papa n’avait pas de casier, alors pourquoi ça demandait tant de temps ? Je voulais voir Papa. Je me demandais où était Jude. J’avais envie de rentrer à la maison et de me retrouver un an plus tôt.
Maman regardait droit devant elle, les mains croisées sur ses genoux. Je me demandais si M. Stanhope n’était pas tout simplement rentré chez lui, quand il a enfin refait surface. À son visage, il était évident qu’il ne nous apportait pas de bonnes nouvelles.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il va bien ?
Maman avait bondi.
— Que lui ont-ils fait ?
— Pouvez-vous venir avec moi ? A demandé M. Stanhope.
Maman et moi avons échangé un regard inquiet avant de le suivre. Un officier de police nous a ouvert les lourdes portes qui menaient aux cellules.
M. Stanhope et Maman l’ont remercié.
Pas moi. Le policier nous a emboîté le pas. Nous nous sommes arrêtés devant la porte de la dernière cellule et nous nous sommes effacés afin de laisser le policier l’ouvrir. Dès que ça a été fait, Maman s’est précipitée vers Papa. Je les ai regardés s’enlacer et rester ainsi, comme s’ils étaient collés l’un à l’autre.
— Ryan, a murmuré Maman, que se passe-t-il ? Es-tu blessé ? Tu vas bien …
Papa s’est tourné vers moi. Je me suis lentement dirigé vers lui. Il voulait me prendre dans ses bras. J’en avais envie mais j’avais peur aussi. Il n’avait rien fait. Pourquoi était-il en prison ?
— Monsieur McGrégor, dites à votre famille ce que vous m’avez confié, a demandé M. Stanhope.
— Peu importe, a dit Papa. Où est Jude ? Est-ce qu’ils l’ont laissé sortir ? Va-t-il bien ?
— Jude ? La police ne l’a pas arrêté. Il n’était pas à la maison, a répondu Maman. Nous n’avons aucune idée d’où il se trouve.
Papa a soudain eu l’air si furieux que j’ai reculé d’un pas.
— Les salauds ! Ils m’ont dit qu’ils l’avaient ! Ils m’ont dit qu’il serait pendu …
Papa nous a tourné le dos. Il semblait porter le poids du monde sur ses épaules.
— Ryan, qu’est-ce que tu as fait ? A bégayé Maman.
Silence.
— Ryan …
— J’ai signé une déposition où je reconnais toutes les charges retenues contre moi …
— Quoi ! A crié Maman. Tu es fou !
— Ils m’ont dit qu’ils avaient Jude et la preuve qu’il avait posé la bombe. Ils ont dit que quelqu’un devait porter la responsabilité pour la bombe de Dundale et que ce serait moi ou Jude.
Maman était atterrée.
— Tu les as crus ?
— Meggie, ils m’ont dit que toi et Callum iriez également en prison pour complicité. C’était ma vie ou les vôtres.
— Est-ce que c’est toi qui l’as fait ? As-tu posé cette bombe ?
Papa a regardé Maman droit dans les yeux.
— Non.
— Alors, pourquoi …
— Je n’avais pas le choix, a répété Papa.
La colère tendait son corps. Il aurait pu se casser en deux.
Maman a secoué la tête.
— Si tu prends la responsabilité de cette bombe, tu seras pendu.
— Je sais, a calmement répondu Papa.
J’ai regardé M. Stanhope en cherchant à lire sur son visage tout ce que je ne comprenais pas.
— Tu veux mourir ? A murmuré Maman.
— Bien sûr que non.
— Madame McGrégor, dès que votre mari a appris à qui appartenaient les empreintes identifiées, il a signé une déposition. Son aveu a également été enregistré sur une cassette vidéo. Cette cassette servira à prouver qu’il n’a pas avoué sous la menace, a doucement dit M. Stanhope.
Papa a baissé la tête.
— Meggie, ils ont trouvé deux empreintes de Jude sur une canette de coca près de l’endroit où la bombe a explosé.
— Ça ne prouve rien, a protesté Maman.
— Une autre empreinte a été trouvée sur un des fragments de la bombe, a continué Papa.
Les murs tournaient autour de moi, le sol s’est dérobé sous mes pieds. Je perdais la raison …
C’est Jude qui a posé la bombe.
Non, ça ne pouvait être vrai. Mon frère n’était pas un meurtrier. Et de toute façon, il ne serait pas assez stupide pour laisser ses empreintes … à moins qu’il ait pensé qu’il ne resterait rien de la bombe et qu’il était donc inutile de porter des gants. Jude.
— J’ai dit toute la vérité à la police, a repris Papa en parlant plus fort cette fois. J’ai apporté cette canette de coca de la maison. C’est pour ça que les empreintes de Jude s’y trouvaient. Je gardais également tout ce qui m’a servi à fabriquer la bombe à la maison, Jude a dû toucher un des éléments sans même savoir de quoi il s’agissait.
Papa a levé la tête et a presque crié :
— Je suis le seul coupable, vous m’entendez ! Jude n’a rien à voir avec tout ça !
Ils ne peuvent pas croire ça ! Personne ne pouvait croire ce bobard !
— Ryan …
Maman avait les joues couvertes de larmes.
— Non, Meggie. Je suis coupable. C’est la seule vérité. Je ne les laisserai pas te mettre en prison. Ni Callum. Ni Jude.
Il a baissé la voix avant d’ajouter :
— Assure-toi que Jude reste caché. Si les Primas lui mettent la main dessus, ils l’arrêteront et le laisseront croupir en prison. Ma déposition lui évitera au moins la mort.
Sephy
« Aujourd’hui, Ryan Callum McGrégor a été officiellement accusé de terrorisme politique et de meurtre. Il est apparemment le responsable du drame de Dundale. Il a reconnu toutes les charges retenues contre lui. Son fils Jude reste pour le moment introuvable. »
Chaque mot était une flèche s’enfonçant dans ma chair.
Le père de Callum n’avait pas fait ça. Je le savais. Je devais l’aider. Je devais prouver qu’il n’avait pas pu faire ça. Mais comment ? Il y avait forcément un moyen.
A moi de trouver …
— Salauds de Néants, toute la famille devrait se balancer au bout d’une corde, a sifflé Minnie de l’autre côté de la pièce.
— Minerva, je ne veux pas que tu parles de cette façon. Nous ne vivons pas dans le quartier des Prairies !
— Pardon Maman, s’est excusée Minnie, de sa voix de petite fille obéissante.
Mais elle a très vite repris.
— Quand je pense qu’ils sont venus dans cette maison, que cette femme a travaillé ici. Si la presse l’apprend, ils vont en faire leurs choux gras et Papa va encore s’en prendre plein la figure …
— Pourquoi tu dis ça ? Ai-je demandé.
— Sephy ! Réfléchis deux minutes. Si Ryan McGrégor s’en sort, Papa sera accusé de protéger les gens qu’il connaît …
— Mais M. McGrégor n’a pas posé cette bombe !
— Il a avoué, je te rappelle !
Maman avait l’air pensive.
— Ils ne vont pas le pendre, hein, Maman ?
— S’il est coupable …
— Et ce Callum est dans le même collège que nous, a continué Minnie. Papa va devoir répondre de ça aussi, à tous les coups !
— Callum n’a rien à voir avec tout ça !
— Les chats ne font pas des chiens, a dédaigneusement lâché Minnie.
— C’est que des conn …
— Perséphone ! A crié Maman avant que je finisse ma phrase.
— Même si M. McGrégor est coupable, ce que je ne crois pas une demi-seconde, ça ne veut pas dire que Callum …
— Oh, Perséphone ! Grandis un peu !
Cette fois, la réflexion venait de Maman. Elle a secoué l. i tête et a quitté le salon.
— T’as pas idée de ce que c’est la vraie vie, hein ? A lancé Minnie, pleine de mépris.
— Bravo ! Tu ressembles de plus en plus à Maman, l’ai-jc félicitée amèrement.
Minnie a lancé un juron avant de sortir à grands pas. J’ai souri, mais pas longtemps. Minnie avait claqué la porte derrière elle. J’étais seule. Si seule. Voilà, à chaque fois que je disais ce que je pensais, les gens me tournaient le dos, m’abandonnaient.
Maman. Minnie. Callum.
Mais j’avais raison. Le père de Callum n’avait pas posé la bombe.
Maman et Minnie se trompaient et j’allais le leur prouver.
Il ne me restait plus qu’à trouver comment.
Callum
Nous avons attendu cinq minutes avant que la secrétaire de M. Stanhope nous fasse entrer. Elle nous avait demandé de venir, en précisant que c’était urgent et que ça concernait l’affaire. C’est tout.
La dernière fois que nous avions vu M. Stanhope, trois jours plus tôt, il nous avait annoncé qu’il refusait de défendre Papa.
— Madame McGrégor, Callum, asseyez-vous.
M. Stanhope était tout sourire.
Mon cœur plein d’espoir s’est mis à battre la chamade.
— Vous avez des nouvelles ? A demandé Maman. Vont-ils relâcher Ryan ?
— Je ne crois pas, non.
Le sourire de M. Stanhope s’est légèrement affaissé.
— Votre mari continue d’affirmer qu’il est coupable.
Mon cœur a éclaté comme un ballon de baudruche.
— J’ai essayé de vous joindre chez vous, a repris M. Stanhope. Je n’ai pas réussi.
— Nous ne sommes plus à la maison. Nous habitons chez ma sœur Charlotte, à l’autre bout du quartier.
— Vous avez reçu des lettres anonymes ?
— Oui, entre autres, ai-je lâché. Des briques dans les fenêtres aussi et des menaces de mort.
— Eh bien, je vous ai fait venir pour vous annoncer que je vais m’occuper de l’affaire de votre mari, a déclaré M. Stanhope à Maman. Et j’ai réussi à convaincre Kelani Adams de me prêter main forte. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup insister, à vrai dire.
— Kelani Adams !
Maman n’en revenait pas. Moi non plus. Kelani Adams était une avocate réputée dans tout le pays. Dans le monde entier. Elle était prima. Pourquoi une Prima acceptait-elle de s’occuper d’un Nihil ?
— Je ne peux pas m’offrir les services de cette femme, a murmuré Maman.
— Ne vous préoccupez pas de ça. Tout est réglé.
— Je ne comprends pas, ai-je dit.
— Ça signifie que tout est réglé, a rétorqué M. Stanhope.
— J’aimerais que vous répondiez à mon fils, a insisté Maman.
— Un bienfaiteur anonyme a envoyé une grosse somme d’argent. Et nous a promis de nous en envoyer davantage si nécessaire.
— Nous n’acceptons pas la charité, monsieur Stanhope, a lâché Maman, les lèvres serrées.
— Ce n’est pas de la charité, a répliqué M. Stanhope. J’ai reçu un chèque accompagné d’instructions.
— Puis-je voir ces instructions ?
— Non. Une des conditions était que je ne vous les montre pas.
— Je vois.
Moi, je ne voyais rien du tout.
— Madame McGrégor, c’est la seule chance que votre mari a de s’en sortir. Vous ne devriez pas la refuser.
— Si je comprends bien, a reparti Maman, la seule raison pour laquelle vous acceptez de vous charger de l’affaire, c’est l’argent ?
— Eh bien, ce n’est pas …
— Et pour Kelani Adams, c’est pareil ?
— Non, a immédiatement répondu M. Stanhope. L’argent m’a permis de lui faire une proposition. C’est tout. Elle a accepté dès qu’elle a lu le dossier de votre mari.
— Je dois lui en être reconnaissante, n’est-ce pas ?
— Votre reconnaissance ne sera pas nécessaire, a répondu M. Stanhope. Contentez-vous d’accepter.
Maman m’a regardé.
— Callum ?
Je n’avais pas d’avis. Je voulais que Maman décide seule. Lynette était morte, Jude avait disparu, Papa était en prison, et Maman et moi devions nous débrouiller tout seuls. J’avais envie que Maman s’occupe de tout et que ma vie redevienne normale. Je voulais qu’elle prenne la responsabilité des choix. Même des mauvais. Surtout des mauvais.
— Maman, je crois que nous devons tout faire pour que Papa sorte de prison, ai-je fini par marmonner.
— Très bien. Monsieur Stanhope, je vous suis. Mais avant tout, je désire parler à mon mari. Seule.
— Je vais voir ce que je peux faire.
Je souhaitais de tout mon cœur que Maman et moi n’ayons pas commis une énorme erreur.
Ce qui me gênait le plus, c’est que j’étais presque sûr de savoir qui avait envoyé l’argent.
Sephy.
Je ne savais pas comment elle s’y était prise. Et je ne savais pas non plus comment je pourrais la remercier. Assis dans le grand fauteuil de cuir de M. Stanhope, je faisais le serment de la rembourser. Jusqu’au dernier sou.
Sephy
Quand je suis rentrée de l’école, j’ai eu le choc de ma vie en voyant l’attaché-case de Papa dans l’entrée.
— Papa ? Papa ?
— Je suis là, ma princesse !
J’ai couru en direction de sa voix et j’ai sauté dans ses bras.
— Papa ! Tu m’as manqué !
— Tu m’as manqué aussi.
Papa m’a fait tourner. Du moins il a essayé.
— Eh bien ! Qu’est-ce que tu manges ? Tu pèses au moins une tonne !
— Merci ! Ai-je gloussé.
J’étais si contente. Papa était à la maison.
— Tu restes pour de bon ?
— Je reste un moment.
Papa a tourné la tête et j’ai suivi son regard. Nous n’étions pas seuls.
Dans son rocking-chair, Maman se balançait doucement.
— Que … que se passe-t-il ? Ai-je demandé.
— Demande à ton père.
J’ai compris. Mon enthousiasme est aussitôt retombé. Papa n’était pas revenu pour Maman. Ni pour nous. C’est la politique qui l’avait ramené à la maison. La politique et le procès de Ryan McGrégor.
— Tu partiras quand le procès sera terminé, c’est ça ?
« Le procès du siècle », annonçaient les journaux. Ils auraient dû l’appeler le miracle du siècle. Après tout, Papa était revenu à la maison.
— Rien n’est encore décidé, a souri Papa en me caressant la joue.
J’ai jeté un regard à Maman et j’ai su qu’il mentait. Du moins c’est ce qu’elle pensait. Ce qui était probablement la même chose.
Callum
— Ah, Callum, entre.
Je passais mon temps dans les bureaux cette semaine. Celui de M. Stanhope d’abord et maintenant celui de M. Costa, le proviseur.
Chez lui aussi, les meubles étaient en acajou. Son tapis était aussi mœlleux qu’une pelouse au printemps. M. Costa s’est penché sur son bureau et s’est appuyé sur ses coudes. Son fauteuil, éclairé par les rayons du soleil, ressemblait à un trône. Sa silhouette en contre-jour n’en était que plus sombre.
— Assieds-toi, s’il te plaît.
J’ai obéi.
— Callum, ce n’est pas facile de t’annoncer ce que j’ai à t’annoncer, j’irai donc droit au but.
— Oui, monsieur ?
— Jusqu’à ce que le problème concernant ton père soit … terminé …
Une sonnerie d’alarme, assourdissante, s’est déclenchée dans ma tête.
— Le gouverneur et moi-même avons pensé qu’il serait de l’intérêt de tous que tu sois suspendu des cours quelque temps.
C’était donc ça : ils me viraient.
— Je suis considéré comme coupable tant que l’innocence de mon père n’est pas prouvée ? C’est comme ça que ça marche ?
— Callum, j’espère que tu sauras prendre cette décision avec maturité.
— Dois-je vider mon casier maintenant ou puis-je attendre la fin de la journée ?
— C’est à toi de décider.
M. Costa a croisé les bras sur sa poitrine.
— Vous devez être content, ai-je lâché d’une voix amère. Trois en moins … Plus qu’un.
— Que veux-tu dire ?
— Colin est parti, vous avez viré Shania et c’est mon tour, maintenant.
— Shania a été exclue pour mauvais comportement, a répliqué M. Costa.
— Shania a giflé Gardner Wilson parce qu’il l’avait frappée, ai-je crié. Tout le monde le sait, et vous aussi. Pourquoi Shania a-t-elle été virée alors que Gardner s’en est tiré avec un sermon. Frapper n’est considéré comme un mauvais coin portement que de la part d’un Nihil ?
Dans toutes les écoles du pays, ça se passait de la même manière : là où des Nihils avaient été admis, ils étaient virés pour des raisons qui ne valaient même pas une punition à un Prima.
— Je n’ai pas l’intention de discuter avec toi de la manière dont je dirige cette école.
M. Costa s’est levé pour me signifier que l’entretien était terminé.
— Nous serons ravis de réexaminer ta situation une fois que les événements touchant ta famille seront éclaircis.
Jamais les événements ne seraient éclaircis. Et nous le savions tous les deux.
— Bonne chance à toi, Callum.
J’ai dédaigné la main que me tendait M. Costa. Il me souhaitait bonne chance mais le plus loin possible de son école. Pour lui, j’étais déjà parti. J’ai traversé le bureau. Je voulais claquer la porte derrière moi à la faire sortir de ses gonds mais je ne voulais pas lui donner la satisfaction de dire : « Vous voyez, tous les Nihils sont comme ça. Ils se comportent comme des sauvages ! »
J’ai trouvé mieux. J’ai refermé violemment la porte, mais je l’ai retenue au dernier moment. Dangereux pour mes doigts, mais ça valait le coup. Ça m’a défoulé.
J’ai avancé dans le couloir. M. Costa a rouvert sa porte et m’a appelé :
— Callum ! Viens ici !
Je ne me suis même pas retourné.
— Callum ! Reviens ici ! A tempêté M. Costa derrière moi.
J’ai souri et j’ai continué à marcher. Je ne faisais plus partie de cette école. Je n’avais plus à lui obéir. Je n’ai ralenti qu’après avoir entendu M. Costa claquer lui-même la porte de son bureau.
J’ai traversé la cour, passé la grille. L’air me manquait.
Je savais que je ne reviendrais jamais à Heathcroft.